Édouard Glissant — c’est par l’imaginaire que nous gagnerons à fond sur les dérélictions…
« Nous ne voyons pas toujours et le plus souvent nous tâchons à ne pas voir, la misère du monde, celle des forets du Rwanda et des rues de New-York, celle des ateliers clandestins d’Asie où les enfants ne grandissent pas et celle des hauteurs silencieuses des Andes, et celle de tous les lieux d’abaissement, de dégradation et de prostitution, et combien d’autres qui fulgurent au-devant de nos yeux écarquillés, mais nous ne pouvons pas ne pas admettre que cela fait un bruit, une rumeur inlassable que nous mélangeons sans savoir à la petite musique mécanique et serinante de nos progrès et de nos dérivages.
Chacun a ses raisons d’aller à cette écoute du monde et ces manières différentes servent à changer ce bruit du monde que tous en même nous entendons ici-là.
Et ces raisons, que nous avons arrachées en une difficile passion d’écrire et de créer,de vivre et de lutter, deviennent aujourd’hui pour nous des lieux communs que nous apprenons à partager; mais lieux communs précieux: contre les dérèglements des machines identitaires dont nous sommes si souvent la proie, comme par exemple du droit du sang, de la pureté de la race, de l’intégralité, sinon de l’intégrité du dogme.
Nos lieux communs, s’ils ne sont aujourd’hui d’aucune efficacité contre les oppressions concrètes qui stupéfient le monde, se tiennent pourtant capables de changer l’imaginaire des humanités: c’est par l’imaginaire que nous gagnerons à fond sur ces dérélictions qui nous frappent, tout autant qu’il nous aide déjà, dérivant nos sensibilités ,à les combattre. »
Édouard Glissant, Traité du Tout-Monde, p18.